S’immerger avec joie dans la langue de Bernard-Marie Koltès et l’univers de fin du monde créé par Kristian Fredric et Enki Bilal, les sons d’Hervé Rigaud et les lumières de Yannick Anché.
Naviguer entre les époques... entendre une langue inconnue, l'araméen, et assister au face à face intense entre le dealer et le client, l’ombre et la lumière, le gardien des enfers et son visiteur, un chasseur et sa proie, des frères d’armes ou de sang, deux solitudes, deux âmes errantes…
Les choix et partis pris de mise en scène sont singuliers - certains diront radicaux ; ils nous plongent dans les bruits et la fureur d’un monde en train de s’écrouler ; des décors et lumières crépusculaires et un environnement sonore qui nous immerge dans les profondeurs. Les bords du Styx, les portes de l’enfer : raz de marée, effondrements, tonnerre, étincelles, hurlements d’animaux et murmures affolés d’êtres que nous ne voyons pas, crissements d’un train ou des pneus d’une voiture…
C’est un travail d’orfèvre subtil qui me semble d’une rigoureuse fidélité au texte - je le découvre un peu plus chaque soir : des images, émotions, sensations naissent et résonnent très précisément avec les mots de l’auteur et nourrissent ainsi notre imaginaire.
Koltès définit le deal, en exergue du texte de la pièce comme une « transaction commerciale (…) par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens » : le dicible et l’indicible ; le visible et l’invisible...
Ainsi, j’ai vu d’abord, une confrontation de deux versants, deux facettes opposées et complémentaires d’une même individualité.
Une forme de lente agonie.
Ensuite, s’est révélée pour moi la lutte sans merci, l’affrontement, un long chemin entre deux solitudes qui cherchent à préserver leur dignité, et ne peuvent se résoudre à rendre les armes.
Et puis la parabole de toutes les rencontres : deux êtres, humains ou animaux, qui cherchent à s’apprivoiser ou à dominer l’autre, dans l’interdépendance qui sous-tend toute relation.
« La règle [qui] veut toujours qu’entre deux hommes qui se rencontrent, il faille toujours choisir d’être celui qui attaque ».
Ivan Morane, le Dealer à la présence inquiétante, voix profonde et diction posée, domine la scène du haut de son rocher ; il apparaît et disparaît mystérieusement, tantôt protecteur, tantôt prédateur à la proximité vénéneuse et séductrice. Son regard est bienveillant, puis exaspéré ou attendri. Ses longues mains telles des griffes aux doigts crochus et ses pieds nus ancrés dans le sol peuvent évoquer un personnage mythologique, mi-homme, mi-animal, à moins que….
Ses mains se font plus douces quand elles se tendent, offrent du secours, de l’amitié même à un client qui refuse obstinément d’exprimer son désir.
La colère ou le désespoir du dealer le conduisent parfois à se départir de son calme de façade pour basculer avec une énergie décuplée vers la langue mère, l’araméen.
Xavier Gallais, le Client, nous fait quant à lui, presque oublier, durant deux heures, la contrainte physique qui l’empêche : cette chaussure coincée dans un rail, comme un symbole de sa dépendance, de sa soumission encore à un monde matériel dont il semble le seul à percevoir les échos assourdissants, alors que le dealer paraît vivre dans un univers parallèle et protégé.
« Aujourd’hui que je vous ai touché, j’ai senti en vous le froid de la mort, mais j’ai senti aussi la souffrance du froid, comme seul un vivant peut souffrir (…) mon rêve à moi était de connaître la neige et le gel, de connaître le froid qui est votre souffrance ».
Ce client a la grâce d’un danseur, d’un funambule… et la violence d’un être révolté qui se débat.
Chaque soir, c’est une palette infinie de nuances qu’il nous révèle dans des modulations virtuoses : la douceur d’un enfant, la révolte d’un être au bord du gouffre, la subtilité d’un appel « au secours » n’en sont que quelques illustrations.
Son corps entier est mobilisé pour conquérir ce territoire étranger. Il dit la souffrance et une forme de libération : des râles, du sang, des cris, et des larmes. Toujours en alerte, il se grandit, fléchit, se recroqueville, semble renoncer, se laisse basculer dans le vide. Dans son regard, la douceur alterne avec l’arrogance ou le désespoir, et tout au long du parcours, ses mains s’ouvrent, se tendent vers l'autre, inventent un ami imaginaire, supplient, invoquent le ciel, se détournent ; ses mains le protègent, comme un ultime rempart, creusent la terre, recueillent le sang, enduisent de boue ; ses poings serrés cherchent à maîtriser la colère, ou boxent un ennemi invisible et cherchent à le libérer.
« Je redoute la cordialité, je n’ai pas la vocation du cousinage, et plus que celle des coups, je crains la violence de la camaraderie ».
Un peu plus d’une semaine après la création, que j’ai vécue comme un « choc » théâtral, poétique et visuel, j’ai la grande chance, jour après jour, de cheminer « dans la solitude des champs de coton » ; les mots, les images, les émotions m'accompagnent.
A chaque nouvelle représentation, je m’applique à oublier ce que j’ai vu et ressenti… et me laisse entraîner, bousculer, happer, savourant avec joie la re-création d’une nouvelle variation au service d’un texte que j’aime redécouvrir également.
Vibrations inspirantes de cette langue qui résonne profondément et traverse les corps des artistes et des spectateurs !
Mille mercis pour ces voyages extra-ordinaires et chaque soir renouvelés
🙏🙏🙏👏🏻👏🏻👏🏻 🔥🔥🔥
Jusqu’au 29 mars au théâtre de la Ville
Espace Cardin
puis en tournée
TEXTE BERNARD-MARIE KOLTÈS
MISE EN SCÈNE KRISTIAN FRÉDRIC
DÉCOR & COSTUMES ENKI BILAL
LUMIÈRE YANNICK ANCHÉ
CRÉATION SONORE & MUSICALE HERVÉ RIGAUD
ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE ALESSANDRA DOMENICI
ASSISTANT DÉCOR PHILIPPE MIESCH
AVEC XAVIER GALLAIS et IVAN MORANE
📷 Christophe Raynaud de Lage
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