Voir trois fois « Ma jeunesse exaltée », d’Olivier Py, en huit jours.
Rien d’extraordinaire pour ceux qui me connaissent un peu 😉
A ce détail près : 10 heures 30 à chaque fois, de 14h00 à 00h30, avec deux heures d’entractes au total.
En toute sincérité, j’appréhendais un peu…
J’ai été très vite rassurée ! Aucune lassitude, aucune fatigue, grâce au texte, aux acteurs, au rythme, aux rires, aux émotions…
Un « triptyque » réjouissant pour la spectatrice curieuse et passionnée que je suis !
Trois représentations-fleuves, trois occasions de savourer la joie de voir la troupe - la magnifique troupe réunie par Olivier Py poursuivre le travail avec autant d’engagement.
Ce fut un vrai marathon pour les artistes et les équipes qui les ont accompagnés tout au long du parcours, et un défi relevé haut la main : du côté des spectateurs, à aucun moment nous n’avons senti de lassitude ni d’effort. Je suis profondément admirative : faire entendre les mots, les nuances, les excès, oser, courir, chanter, virevolter… et nous faire vibrer de la première à la dernière seconde !
Cela ne surprendra personne : c’est la dimension poétique, lyrique, sensible qui m’a le plus marquée ; l’amour (sous bien des formes), le deuil et le théâtre, et les liens étroits entre ces thèmes sont abordés avec beaucoup de profondeur.
« Ta joie est évidemment le masque d’un deuil » constate Alcandre.
Cette poésie délicate et bouleversante tranche et résonne d’autant plus fortement par contraste avec l’énergie déployée dans les canulars, la farce, l’ironie et les prises de position politiques.
J’ai ri : je n’ai pas boudé mon plaisir devant les joutes verbales , les situations grotesques et les bons mots ; je ne citerai que deux exemples :
la « boutonnomancie » et le régime « Virgile et crudités » 😉
J’ai pleuré, j’ai espéré aussi…
Dans cette épopée foisonnante en quatre saisons, beaucoup de portes s’ouvrent : le spectateur peut choisir un chemin, ou un autre… sans se perdre pour autant. Aventure exaltante aussi pour le spectateur, souvent interpelé par les protagonistes.
L’accueil spontané, enthousiaste, les longs applaudissements du public debout témoignent très concrètement, dès la première… et jusqu’à la dernière, de la réussite de cette « Jeunesse exaltée ».
Il est 14h00.
Nous prenons place dans les gradins du gymnase… une servante (« Ghost lamp » pour nos amis anglo-saxons : cette lampe sur pied, de faible intensité, gardienne de la scène entre deux représentations) est là sur une scène vide… Elle fait le lien avec la première pièce présentée par Olivier Py à Avignon, dans les années 90. On distingue au-dessus de la scène des lettres en néon qui vont bientôt s’éclairer : « Quelque chose vient ».
La lumière se tamise… deux musiciens prennent place : l’un au piano - Antoni Sykopoulos , l’autre aux percussions, Julien Jolly.
Une ouverture musicale annonce quelques unes des très belles compositions qui vont ponctuer le récit. A la troisième représentation, j’ai d’ailleurs été émue aux larmes dès les premiers instants de cette ouverture : magie de la musique qui fait renaître les émotions - une madeleine musicale en quelque sorte.
La musique jouée en direct occupe une place de choix et souligne, accompagne les états d’âmes et les actions des personnages. Avec quelques chansons originales également.
Alors que l’ouverture musicale se termine,
Arlequin entre en scène : un jeune livreur de pizzas passionné de poésie, absorbé par les mots d’un petit livre qui ne le quitte pas… Alcandre est un vieux poète oublié, qui n’a pas eu la vie qu’il espérait.
« Puisque tout m’abandonne, il faut bien que j’abandonne tout ».
Il rencontre ce jeune homme, que sa poésie a touché, et qui lui rappelle ses rêves passés.
« J’ai échoué, c’est vrai, mais maintenant je comprends pourquoi… pour que tu réussisses. »
Arlequin, un jeune homme d’aujourd’hui, laissé pour compte, révolté, impertinent.
« Mon sourire, c’est ce que vous ne comprendrez jamais. On ne peut pas m’humilier parce que toute ma vie n’a été qu’un fleuve d’humiliations, et qu’à force d’humiliations, j’ai inventé un amour plus grand que toutes les religions et j’ai souri un sourire plus souriant que la plus haute pensée, et j’ai inventé une manière de vivre que vous ne pouvez ni acheter ni me prendre. Et c’est vous qui êtes nus et humiliés, c’est vous les mendiants ».
Il apparaît, me semble-t-il, pour Alcandre comme un fils, son héritier, son double, son « premier et dernier Amour », et aussi un personnage, une allégorie : le Sens, le Feu, le Théâtre…
« Tu sais bien, mon amour, que nous parlons d’une seule voix ».
« Nous avons, mon amour, une blessure commune ».
La jeunesse - Alex (Eva Ramia - la passionaria : ah, le monologue des fraises !) Cosme (Geert van Herwijnen - le deuil) Esther (Pauline Deshons - la foi : extraordinaire vraie fausse guide spirituelle) et Octave (Emilien Diard-Detoeuf - la poésie : rimbaldien ébloui) cherche un sens à sa vie. Beaucoup ont déjà traversé, comme Arlequin, des drames, malgré leur jeune âge. Cette quête de sens passera notamment par les canulars d’Arlequin, imaginés par Alcandre.
Leurs aînés - Théodora (Céline Chéenne, divine Diva), le Ministre (diabolique Flannan Obé), l’Evêque (cynique Olivier Balazuc), le Président (sentimental, sous son armure d’indifférence Damien Bigourdan) cherchent quant à eux un sens à leur vie qui passe, et souvent les dépasse… Entre ambition et vengeance des trahisons de leur jeunesse.
La pièce est rythmée, haletante, et se déroule comme un grand poème épique à suspense !
Bertrand de Roffignac campe Arlequin : survolté, dans une énergie qui ne se dément pas… presque surhumaine. En permanence dans l’action, la confrontation, les arlequinades, il s’exprime dans un flot quasi ininterrompu, chante, danse, piège, court … et ralentit parfois quelques instants, pour de longs monologues. Au cours des deux dernières représentation auxquelles j’ai assisté, il m’a semblé laisser davantage de place à l’émotion… Je pense au monologue qui débute la troisième partie, les souvenirs d’une enfance malmenée, que j’ai trouvé particulièrement bouleversant lors de la dernière.
« Je me disais que si je faisais entrer en moi un silence incommensurable, je pourrais faire du monde un livre, et alors, je vivrais dans ce livre enfin réconcilié »
Et puis, comme en miroir, son écoute, attentive, émue, habitée du dernier monologue d’Alcandre…
Geert van Herwijnen m’a particulièrement touchée également, dans ses rôles multiples.
J’ai aimé la légèreté, l’optimisme, l’espérance apportés à l’innocence blessée de Cosme, qui cherche des réponses dans le théâtre et l’écoute des morts comme des vivants, malgré les doutes, la culpabilité.
Et à l’opposé de Cosme, le personnage d’Yfic, le « pistolet à eau », d’une audace qui frise l’arrogance.
Enfin le charon, passeur bienveillant, comme une continuité de son métier de thanatopracteur…
J’ai trouvé Céline Chéenne magistrale ! Outre la diva blessée, Théodora, qui aurait « dû faire plus de nuances » dans sa grande scène de manipulation, elle incarne avec conviction et humour la bien-nommée Victoire, soeur féministe, combattante et chaleureux Saint-Bernard à ses heures ! Difficile de croire qu’il s’agit d’une seule et même actrice !
« L’acteur dramatique a des problèmes… L’acteur tragique a des questions », assène Théodora, à propos de son souffre-douleur Alfred (Xavier Gallais, méconnaissable) : bien qu’elle le maltraite, d’ailleurs, sa présence lui est indispensable, lui rappelant un amour de jeunesse dont elle n’a, je crois, jamais guéri…
Damien Bigourdan, Olivier Balazuc et Flannan Obé forment quant à eux un trio de choc (quatuor avec Emilien Diard-Detoeuf) : à la fois détestables pour ce qu’ils représentent, démoniaques dans leur désir de vengeance, naïfs comme les hommes trop sûrs de leur pouvoir le sont parfois, pathétiques dans leur incapacité à trouver la joie, la lumière intérieure qui habite Alcandre, Arlequin, Victoire et toute la jeunesse exaltée !
Ils sont rejoints par Antoni Sykopoulos, pharmacien beaucoup moins inoffensif qu’il ne le laisse paraître…
Et bien sûr, dans le rôle magnifique d’Alcandre, Xavier Gallais, exceptionnel, qui parvient une fois encore à nous « cueillir ».
Qui d’autre que lui pour incarner cet être à la fois passionné, malicieux, paisible et douloureux au milieu de l’agitation du monde, pour porter le sens, l’espérance et insuffler un supplément d’énergie et d’audace à toute cette jeunesse, à commencer par Arlequin ?
Qui d’autre que lui et nous, pour vibrer à l’unisson et savourer le silence d’une salle comble qui retient son souffle, suspendue aux lèvres d’Alcandre et à sa longue déclaration d’amour au Théâtre, aux spectateurs, à Arlequin ?
Un très long monologue, porté tantôt avec un lyrisme exalté, tantôt avec une infinie douceur, les yeux parfois mi-clos : une prouesse poignante, à couper le souffle !
Qui d’autre que lui pour donner tant de grâce à des poses qui rappellent les statues antiques, un yogi ou un enfant joyeux ; pour convoquer des images de tragédie grecque ou de cinéma muet « pour un petit coup de théâtre » ; pour personnifier à la fois le brillant poète Alcandre et le gentil et maladroit Alfred, ou l’espace d’un instant, l’impénétrable Virgile ?
Qui d’autre que lui pour ouvrir des portes, (grinçantes, parfois !) pour rendre chaque apparition inoubliable tout en mettant en valeur ses partenaires, pour faire résonner avec tant d’acuité, de nuance et de musicalité les mots du poète, tantôt prosaïque, tantôt lyrique ?
Qui d’autre que lui… pour me faire pleurer, sans même prononcer un mot, par l’intensité de sa présence, de son regard, de sa mâchoire serrée, de ses mains qui se crispent, de son corps qui ploie, puis se redresse, de ses yeux embués de larmes et de joie, d’un sourire de fierté et d’émotions mêlés qui se dessine sur ses lèvres en écoutant Arlequin revenu d’entre les morts ?
Olivier Py parvient à nous captiver dans la durée, à nous intéresser à chacun de ses personnages, même les plus détestables et ridicules, dont nous comprenons petit à petit les parcours et les déchirements…
Beaucoup de lui, sans doute, dans les personnages d’Alcandre et d’Arlequin, notamment.
L’auteur décrit « Ma jeunesse exaltée » comme une comédie, hommage à la jeunesse d’aujourd’hui, à la jeunesse éternelle, un « mode d’emploi pour se débarasser des vieux cons »…
Pour ma part, j’ai ri beaucoup… j’ai été bouleversée souvent… et j’ai vécu intensément, au coeur de cette épopée !
Ainsi, après 10 heures au Gymnase Aubanel, je me suis chaque fois sentie d’humeur joyeuse, dans la joie du théâtre, d’un regard ironique et lucide sur notre société, et pleine d’espérance : « Quelque chose vient » !
Le mot de la fin sera pour Arlequin :
« Mon rire serait devenu une grimace s’il était né seulement de la révolte de ma jeunesse. Mais je suis le fils du poète, devant le monde, j’ai appris l’affirmation en jouant de la guitare, et le matin, je crois réellement que c’est mon chant qui fait lever le soleil. »
« Quand je n’ai plus de force, quand je suis découragé de tout, du monde, des combats et surtout de moi-même, une seule chose me réconforte ; penser que quelque chose vient »
Merci mille fois à toutes et tous pour ces trente heures enthousiasmantes… Je me prépare pour Novembre 2023, à Nanterre et Villeurbanne !
Extraits de Ma jeunesse exaltée, Olivier Py, Editions Actes-Sud Papiers, Mai 2022
MA JEUNESSE EXALTÉE
Avec Olivier Balazuc, Damien Bigourdan, Céline Chéenne, Pauline Deshons, Emilien Diard-Detoeuf, Xavier Gallais, Geert van Herwijnen, Julien Jolly, Flannan Obé, Eva Rami, Bertrand de Roffignac, Antoni Sykopoulos
Texte et mise en scène Olivier Py
Scénographie, costumes et maquillage Pierre-André Weitz
Lumière Bertrand Killy
Son Rémi Berger Spirou
Chansons originales (paroles et compositions) Olivier Py
Composition et percussions Julien Jolly
Composition et arrangements Antoni Sykopoulos
Assistanat à la mise en scène Guillaume Gendreau
Assistanat aux costumes Nathalie Bègue
Production
Production Festival d’Avignon
Coproduction Théâtre National Populaire de Villeurbanne, Théâtre de Liège et DC&J Création
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien du Tax Shelter du Gouvernement Fédéral de Belgique, Inver Tax Shelter
Avec l’aide du Centquatre-Paris, Les Plateaux Sauvages, Odéon-Théâtre de l’Europe
Résidence La FabricA du Festival d’Avignon
📷 Christophe Raynaud de Lage, Festival d’Avignon
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